Episode 1. Lundi 3 juillet. La gardienne du temple des lettres
« Anna, allez me chercher un Tribaout dans la bibliothèque, j’ai dû laisser le mien chez moi. »
Anna
quitta promptement son petit bureau encombré de piles de manuscrits et
se dirigea en hâte vers la réserve du deuxième étage. Avec Nelly, pas
question de traîner : il fallait savoir rédiger une note de lecture en
dix minutes, corriger un texte de présentation en cinq, faire un
brouillon de quatrième de couverture avant la pause déjeuner, et bien
sûr répondre dans la minute à l’une de ses multiples exigences. Mais
Nelly était une vraie éditrice, une femme passionnée et passionnante,
du moins quand elle était d’humeur à disserter sur son métier, et
travailler avec elle était selon Anna la voie royale. Pourtant, les
amis à qui elle racontait son quotidien dans la maison d’édition
s’étonnaient souvent de la voir se plier à de telles exigences, parfois
injustifiées. « Et pourquoi tu ne cherches pas un boulot ailleurs ? lui
demandaient-ils. Y a d’autres maisons qui vont des trucs hyper
intéressants, et tu as un bon CV maintenant ! » Anna souriait alors
d’un air vaguement gêné et répondait invariablement : « C’est la
meilleure. Je veux travailler avec elle. »
La bibliothèque
du deuxième étage couvrait tout le mur du long couloir, et renfermait
un exemplaire de chaque livre paru, et une pile de chaque nouveauté.
Pour sortir un ouvrage, il fallait remplir une petite fiche mentionnant
le titre, la date et le nom de la personne qui l’empruntait. Il était
obligatoire de replacer les ouvrages du fonds ; on pouvait prendre
quelques exemplaires des nouveautés, mais toujours en remplissant la
fiche, et dans le cadre exclusif du travail. Nelly conservait aussi,
dans la bibliothèque derrière son bureau que tout éditeur se doit de
posséder, un ou deux exemplaires des livres qu’elle avait elle-même
édités. Elle refusait dédaigneusement les livres « jetables » de
l’éditrice people ou de l’éditeur d’actualité. « À quoi ça sert de
faire des bouquins pareils, en sachant qu’on ne les vendra que pendant
trois mois ? maugréait-elle en jaugeant leurs couleurs criardes et leur
maquette sans imagination. Y a la presse pour ça ! » Elle se gardait
bien d’émettre de tels jugements devant Carine et Alfred, les deux
éditeurs en question, parce qu’elle savait d’expérience que quand on
porte un projet pendant plusieurs mois, on supporte difficilement la
critique, surtout au moment crucial de la sortie, mais personne n’était
dupe. Nelly était considérée dans la maison comme la gardienne du
temple des lettres. Heureusement, sa principale collection se vendait
plutôt bien, ce qui n’était cependant pas pour calmer l’envie de
certains, qui, renforcés dans leurs convictions par son foutu
caractère, attendaient avec une attention gourmande et inquiète le
faux-pas qui mettrait fin à sa carrière.
« Tabile, Teboul, Tribaout
! » Anna sortit le volume du rayonnage. C’était un petit livre,
certainement un 140x210, à la couverture bleu pastel ornée d’un dessin
abstrait au pinceau. Les Vagues du ciel, de Marcel Tribaout,
un Breton de soixante-cinq ans qui s’était subitement mis à écrire et
dont le premier manuscrit avait été repéré par Nelly quelques années
auparavant. Elle ne l’avait pas publié mais l’avait encouragé à
continuer, et c’est ainsi qu’était né Les Vagues du ciel.
Nelly avait reçu le matin même, par Internet, le manuscrit suivant de
Tribaout. Depuis dix heures, Anna l’observait lire et annoter avec
fureur le manuscrit qu’elle lui avait demandé d’imprimer sitôt le mail
ouvert. Ce n’était pas la première fois qu’elle voyait sa patronne lire
le nouveau roman d’un auteur maison, mais cette fois elle lui semblait
bien plus fébrile que d’habitude. Pourtant elle ne lui connaissait pas
de lien particulièrement étroit avec l’auteur, qu’elle avait certes
reçu de nombreuses fois pour travailler sur son texte puis pour
déjeuner, avec le P-DG, l’attachée de presse puis des journalistes,
mais sans plus de fréquence ni de chaleur que n’importe quel autre
auteur, et à sa connaissance, Les Vagues du ciel n’avait pas
été un best-seller. Or depuis le début de la matinée, Nelly lui avait à
peine adressé la parole, elle ne lui avait même pas réclamé le « court
sans sucre » qui accompagnait généralement sa première cigarette, en
fait, elle lui avait laissé une paix royale. Du coup, Anna avait pu
avancer dans sa lecture des manuscrits arrivés par la Poste, dont elle
voyait avec désespoir la pile remonter chaque matin, quand la
secrétaire de l’étage apportait le courrier du jour. Peu de gens
arrivaient à mesurer la quantité de romans, mémoires, témoignages,
dissertations et poèmes qui pouvaient être envoyés dans une maison
d’édition, chargés des espoirs et de l’orgueil presque palpables de
leurs auteurs. Encore moins comprenaient que le travail de lecteur
était épuisant : « Mais tu passes ta journée à lire, c’est génial ! »
Elle essayait d’expliquer que 99 % des manuscrits étaient illisibles,
sans queue ni tête, ennuyeux à mourir, souvent bourrées de fautes
d’orthographe et de syntaxe ; des pamphlets enflammés façon café du
commerce, des journaux intimes qui auraient dû le rester, des histoires
d’extraterrestres dont l’aspect farfelu ne parvenait même pas à la
faire sourire, des histoires du cul sans charme ni talent, des plagiats
de classiques, d’énièmes romans intimistes où les héros ressassent
leurs questions existentielles entre la cuisine et la salle de bains.
Quelqu’un finissait toujours par lui répondre que les éditeurs sont
tous des pourris qui ne pensent qu’à se faire du fric et qui n’ont
aucune réelle considération pour les auteurs et la littérature, en
ponctuant sa démonstration d’une des nombreux anecdotes qui circulent
sur le milieu éditorial. « Tu sais qu’aucun éditeur n’a voulu des
romans de Proust à ses débuts, et que des textes de Duras envoyés à
toutes les grandes maisons ont été refusés par la plupart parce que ce
n’était pas de la littérature, paraît-il ? » Oui, elle savait. Elle en
souriait, elle redoutait évidemment de refuser un jour, quand elle
serait devenue éditrice comme elle l’espérait, un texte majeur, mais
elle restait convaincue qu’un manuscrit doit savoir trouver son éditeur
pour devenir un vrai livre.
Anna se dirigea vers le bout du couloir
pour emprunter le petit escalier du fond ; elle croisa Antoine, le
nouvel homme à tout faire de la maison, sautillant comme à son habitude
derrière son chariot, salua Carine en passant, monta quatre à quatre
les marches, soucieuse de ne pas déplaire à son irascible patronne,
passa devant la photocopieuse qui crachait un à un des paquets
d’argumentaires de presse, et passa la tête dans l’encadrement de la
porte du bureau de Nelly.
Effondrée dans son énorme fauteuil en cuir
usé, celle-ci était figée dans une expression d’étonnement et d’horreur
mêlés, livide.