Episode 2. Mardi 4 juillet. Du pain sur la planche
Anna
mettait toujours deux réveils le matin : d’abord la radio, pour émerger
doucement, puis la sonnerie de son portable, pour ne pas risquer de se
rendormir. Mais comme elle préférait les chaînes d’info aux stations
musicales, elle démarrait ses journées dans un intermédiaire brumeux,
et ne savait parfois plus très bien si elle avait rêvé ou entendu telle
ou telle nouvelle. Ce matin-là, la distinction était limpide :
l’affaire EADS et la fusion Suez-GDF ne pouvaient pas sortir de son
imagination !
Elle se fit un café, qu’elle but pensivement devant sa
fenêtre, puis avala deux biscottes beurrées, se doucha rapidement,
enfila une robe et des tongs et quitta son appartement en le
verrouillant soigneusement derrière elle. Elle rêvait parfois que
quelqu’un pénétrait chez elle en son absence et qu’elle trouvait la
porte entrebâillée en rentrant.
Elle avait cinq bonnes minutes à
parcourir à pied avant de prendre le métro ; ce matin, pas question de
traîner, c’était mardi, le jour de la réunion générale hebdomadaire, et
le patron exigeait la présence de tous les employés à 9 h 30 précises.
Elle passa devant la pharmacie, le café, la boulangerie, le pressing,
une autre boulangerie, une boutique de vêtements, un télécentre, le
kiosquier, descendit les vingt-trois marches qui menaient au long
couloir du métro. Ligne 11 puis ligne 4, au changement à Châtelet s’il
est 9 h 06 sur l’écran d’information des voyageurs tout va bien, s’il
est 15 elle est déjà en retard.
En chemin elle repensa à l’incident
de la veille. En la voyant, Nelly s’était immédiatement recomposé un
visage normal et lui avait aboyé de poser le livre sur son bureau et de
finir au plus vite ses notes de lecture. Mais elle semblait encore
profondément remuée, et Anna avait échafaudé dans l’heure suivante
mille et une hypothèses pour expliquer ce qu’elle avait vu. Aucune ne
lui avait paru vraiment plausible. Le reste de la journée s’était
déroulé normalement.
Sortie rue Bonaparte, côté des numéros impairs,
première rue à gauche, la vitrine du célèbre pâtissier qui fait
l’angle, il y a toujours ses grands pots de glace au chocolat à vingt
euros le litre et un exemplaire de son dernier livre de recettes, la
petite place ombragée, le café à la terrasse déjà bondée, deux-trois
boutiques de vêtements ultrachic, la lourde porte cochère, la cour
pavée, les vieux escaliers de guingois, deuxième étage, la salle de
réunion.
«
Bonjour tout le monde. Aujourd’hui on va éviter les conversations foot
et soldes d’introduction, on a du pain sur la planche. »
Robert
Gandois, P-DG des éditions Duvergne et Maloit, s’installe au centre de
la longue table de réunion, déploie devant lui son planning de
parution, consulte rapidement les chiffres que vient de lui donner
l’assistante commerciale, balaie la salle du regard.
« Tout le monde
est là ? Allons-y. D’abord comme vous le savez, notre appel concernant
la suspension du Thomas-Dehousses a abouti, et le livre a été remis en
vente. Je voudrais remercier encore une fois tous ceux qui parmi nous
ont beaucoup travaillé, et rapidement, dans l’urgence, pour rapatrier
tous les bouquins de chez les libraires quand il a fallu le faire.
C’est quand même très rare, quoi qu’on en dise, que la diffusion d’un
livre soit suspendue, mais si tout n’est pas fait à temps ça peut
s’avérer catastrophique pour une maison comme la nôtre. Je vous
rappelle que l’amende par livre encore en vente s’élevait à mille
euros, donc faites le calcul, mille euros fois dix mille livres ! Bon,
l’affaire est close, fort heureusement, maintenant, voyons où en sont
les stocks.
– Cinq cents exemplaires sortis hier, pas de retours, on
peut espérer rester sur un bon rythme, analysa Antoine, le jeune
directeur commercial.
– OK, on a combien de couv d’avance, Catherine ?
– Deux mille couv d’avance.
–
Je serais d’avis qu’on attende encore un peu avant de réimprimer, on
surveille les sorties de près et on intervient si besoin est. Antoine ?
– OK pour moi.
– Catherine, combien de temps pour en réimprimer deux mille ?
– Il faut que je demande à l’imprimeur, on est encore en préparation de la rentrée littéraire, mais je dirais deux-trois jours.
– Bien. Allons-y, les sorties de septembre, on en est où ? »
Après
la réunion, Anna descendit prendre un café à la machine. Elle croisa
Catherine et Émilie, les deux fabricantes, assez remontées contre les
plannings qu’on leur avait donnés en réunion. Elles étaient en bout de
chaîne, c’était souvent à elles de réduire les délais, et notamment de
faire pression sur les fournisseurs pour qu’ils travaillent plus vite.
Anna connaissait bien leurs contraintes pour avoir travaillé dans leur
service à ses début dans la maison : elle était entrée chez Duvergne et
Maloit comme préparatrice de copie en interne, un poste souvent mal
connu, mais qui lui avait parfaitement convenu pendant ces quelques
mois.
«
Et on râle, et on râle, on n’en peut plus de râler, d’ailleurs faudrait
peut-être qu’on arrête ! lança Émilie avec un clin d’œil à Anna. Ça va
toi avec la dame du fond ?
– Bah oui, ça dépend des jours, mais en fait, il suffit de savoir la prendre.
–
Et au moins elle fait des bons livres, intervint Catherine. Tiens, à
propos, le Malverte dont on crie les louanges dans tous les couloirs,
tu nous le donnes quand en fab ?
– Je dois voir le traducteur en fin
de semaine, comme je n’ai pas trop de corrections je tiens la remise
vendredi. De toute façon on a un planning serré pour celui-là, vu qu’il
doit sortir au premier office de septembre
sans-aucune-possibilité-de-le-repousser, dixit Nelly, donc je fais en
sorte de tenir les dates !
– Tant mieux ! Tu fais quoi ce midi ? On déjeune ensemble ? »
L’après-midi,
Anna reporta sur un jeu propre les corrections qu’elle avait apportées
au fameux Malverte – un recueil de chroniques et d’articles de presse
publiés par le célèbre auteur italien au cours des dernières années.
Pour les rendez-vous avec les auteurs et les traducteurs, mieux valait
prévoir une copie pas trop chargée, exempte des corrections purement
orto-typographiques, sinon ils risquaient de s’effrayer et de s’arrêter
sur chaque phrase. Elle reçut par mail le visuel de couverture définif
d’un roman prévu pour l’automne, dont elle envoya une copie à Nelly
avant de l’archiver. Elle était en train de regarder le planning des
mois à venir et des livres à traiter quand Nelly l’appela.
«
Anna, le Malverte, il faudrait avancer la sortie. Il risque de passer à
Paris autour du 20 août, il faut que le livre soit dans les librairies
et qu’on prévoie des signatures.
– C’est que le planning est déjà très serré, je dois voir…
– Eh bien qu’on le resserre encore ! Commercialement c’est impossible de rater son passage à Paris.
–
Très bien, je vais faire le point avec la fab. Sinon j’étais en train
de regarder les projets suivants, est-ce que vous pouvez me dire quand
je pourrai m’occuper du prochain Tribaout ?
– Tribaout ? Il n’est pas prévu pour le moment. Faites le nécessaire pour l’avancement de l’office de sortie du Malverte. »
Le
visage de Nelly s’était brusquement refermé ; elle congédia Anna d’un
signe de la main et se tourna vers l’écran de son ordinateur.