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Les éditeurs

23 septembre 2006

A quand la saison II ?

Bonjour chers lecteurs, A nouvelle saison, nouvelle façon : cette fois, j'ai décidé d'écrire entièrement la saison avant de vous la livrer épisode par épisode. Ce qui va me demander un certain temps... Mais vous serez prévenus par mail de la reprise des Editeurs, et replongés dans le bain (si vous le voulez bien) par une rubrique "Personnages". A très bientôt !
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3 septembre 2006

Episode 12. Samedi 30 juillet. La fin d'une époque

Comme tous les ans, Robert commençait ses vacances par une semaine à La Baule, où il louait une chambre chez une dame charmante, qui était presque devenue une amie au fil des années. Il partait ensuite dix jours à l'étranger, le plus souvent avec un groupe et avec une thématique culturelle. Il passait ses derniers jours de vacances à Paris : il faisait le tour des librairies, allait voir des vieux films dans les cinémas du Ve arrondissement et des expositions.
Confortablement installé dans son fauteuil de première classe du TGV, Robert, que les transports incitaient à la rêverie, s'accorda le temps du trajet pour repenser à l'annonce fracassante de la démission de Nelly. Il n'en avait pas été tellement surpris : il redoutait ce moment depuis quelques années déjà. Mais il en était peiné et inquiet. Il perdait une éditrice, une collaboratrice, une amie... Son départ scellait aussi cette désagréable affaire : Nelly partait avec le corbeau, son manuscrit et son histoire. C'était sans doute la meilleure issue possible. Mais pour Robert, le départ de Nelly marquait surtout la fin d'une époque.
Il se rappelait parfaitement le matin pluvieux de septembre, près de vingt ans auparavant, où Nelly avait débarqué dans son bureau, son dernier roman fraîchement imprimé sous le bras. Elle lui avait asséné, sans préambule :
"Ceci est mon vrai premier livre. Je n'ai pas écrit une ligne de Envers et contre tout. Je te demande de me croire, et de n'en parler à personne."
Robert était resté sans voix. N'était-ce pas là accès de pudeur de la part d'un jeune auteur à quelques jours de la parution de son second livre ? Il connaissait les difficultés qu'il y a à rebondir après un succès inaugural inattendu. Envers et contre tout s'était remarquablement bien vendu : s'il n'avait pas attiré l'attention des critiques, le bouche-à-oreille avait très bien fonctionné, et il avait été porté par l'enthousiasme des libraires.
"Nelly, je comprends que tu sois inquiète, mais...
- Robert, je voulais écrire ce premier livre. Tu ne comprends pas ? C'est un miracle qui s'est produit ! J'essayais depuis longtemps d'écrire, et un jour, ce livre est tombé du ciel directement sur ma table. Un auteur me l'a apporté. Un type qui n'avait jamais publié, qui ne jurait que par Frantard, et que j'ai reçu parce que ce jour-là j'avais du temps. Un miracle ! Il m'a apporté... mon oeuvre. Je ne m'en suis pas aperçue tout de suite : nous avons discuté de son roman, de sa vie, de Frantard, et je n'ai lu le manuscrit que quelques jours plus tard. A ce moment-là, j'ai compris qu'il avait écrit ce que moi je voulais écrire depuis des années. Bien sûr, ça signifiait que je n'avais plus qu'à tout arrêter. Mais je ne pouvais pas me l'avouer comme ça, du jour au lendemain. Et puis j'ai appris dans le journal qu'un incendie avait ravagé un appartement et tué un homme quelque part boulevard du Montparnasse. L'adresse me disait quelque chose. J'ai vérifié. Je n'osais pas y croire. J'ai essayé d'appeler chez lui, la ligne était coupée. J'ai fini par appeler la police. Et voilà. Le manuscrit venait de perdre son auteur. Tu comprends, Robert ? En une nuit, ce texte est devenu le mien. C'était une évidence !"
Il était déjà trop tard pour tout avouer. Robert avait hésité, sa responsabilité d'éditeur était mise en cause, mais les enjeux étaient trop importants. Mieux valait se taire, protéger le secret de Nelly, soutenir ce deuxième livre, que dès le début Robert avait trouvé bien moins bon, il comprenait maintenant pourquoi et s'en voulait de ne pas avoir poussé plus loin, et passer à autre chose. Pour une vie de labeur, le deuxième livre publié sous le pseudonyme choisi par Nelly, s'était mal vendu. Cette fois, les critiques en avaient fait état : pour noter la pauvreté de l'intrigue et la manque de souffle de ce deuxième opus. Cet échec avait marqué la fin de la courte carrière littéraire de Nelly. Alors jeune éditrice, elle s'était concentrée sur ce travail et avait rapidement fait ses preuves en ce domaine.
A la même époque, et alors  que leur liaison était à son paroxysme et donc déjà en voie d'extinction, Robert avait avoué à sa femme qu'il aimait Nelly. Il ne se sentait plus capable de lui mentir et de cacher cette passion qui le dévorait. Sa femme l'avait quitté, emmenant avec elle leur fille. Peu à peu, Robert avait cessé de voir son enfant, mais il lui écrivait régulièrement. En 1991, après deux ans de solitude et de travail acharné, Robert avait obtenu le poste de directeur du bureau du livre français à New York. Il y était resté cinq ans. Il commençait à envisager de faire sa vie là-bas quand on lui avait proposé de prendre la direction des éditions Duvergne et Maloit. Il avait accepté, par défi et aussi par ennui. Il n'avait appris que plus tard que Nelly y travaillait. Il avait tenté de reprendre contact avec sa fille, à qui il avait cessé d'écrire quand les lettres lui étaient revenues marquées d'un cruel N'habite pas à l'adresse indiquée, sans succès. Très vite, une nouvelle liaision s'était nouée avec Nelly, étrange, au goût amer, qui avait duré moins d'un an mais leur avait au moins permis d'enterrer les derniers feux de leur passion et d'entamer une collaboration professionnelle fructueuse.
Maintenant, Robert devait continuer seul. En aurait-il la force, et surtout, l'envie ?

Fin de la saison I.
Saison II à venir !

21 août 2006

Episode 11. Jeudi 28 juillet. Lui

"Non, je ne pars pas, on est toujours dans les travaux.
- Et alors, ça avance ?
- Là on est dans le carrelage, imagine la galère : si c'est pas bien posé, quand on marche dessus, on pète tout !
- Excusez-moi, mesdemoiselles."
Un homme, grand, brun, ténébreux, assez beau mais trop vieux au goût d'Anna, vint
interrompre la conversation des deux jeunes femmes.
"Monsieur ? interrogea Christelle, la standardiste.
- Je souhaiterais voir Mme Nelly Duval.
- Vous avez rendez-vous, monsieur...
- Non. Dites-lui que je viens la voir à propos du manuscrit. Elle comprendra."
Quelques instants plus tard, sur un hochement de tête de Christelle, l'homme se
dirigeait vers les ascenceurs. Anna le regarda s'éloigner, le souffle
coupé. Lui !

Quand l'homme entra dans son bureau, Nelly était en
train de rédiger un mail. Elle leva la main en direction de son
visiteur avant qu'il ait pu dire le moindre mot, lui signifiant ainsi
qu'il n'avait qu'à attendre qu'elle ait fini une tâche autrement plus
urgente. Lorsqu'elle eût tapé sur la touche Entrée, avec une vivacité
un peu trop marquée qui pouvait dénoter une certaine anxiété, elle leva les yeux vers l'homme, qui
souriait comme s'il avait saisi et accepté de bonne grâce sa petite mise en scène.
"Monsieur ?
- Justin Besnard. Alias Marcel Tribaout. Alias Patricia Demongis.
- Merci, j'avais compris.
- Mais je n'en doute pas, madame. Permettez ?"
Il désigna l'un des deux fauteuils disposés devant le bureau de Nelly. Il portait un anneau assez voyant à l'index gauche.
"Je vous en prie. Et... je vous écoute, puisque vous êtes là.
- Alors voilà : je suis venu vous raconter mon histoire. Vu votre métier, vous
devez aimer les histoires... et comme je connais bien la vôtre, je me
suis dit que ce serait impoli de vous cacher la mienne plus longtemps.
- Ben voyons."
La morgue de Nelly ne perturba pas Justin Besnard un seul instant. Il fixait son
interlocutrice droit dans les yeux et parlait d'une voix posée,
presque douce.
" J'ai 44 ans. Il y a vingt ans, le 13 novembre
1986, mon fiancé, Victor Fromentin, mourait dans l'incendie de son
appartement, 155 boulevard du Montparnasse. D'après le rapport
d'enquête, le feu a pris dans la nuit, à cause d'une cigarette mal
éteinte. Nous étions ensemble depuis deux ans. Je
ne vais pas vous décrire notre relation dans le détail. Ce n'est pas
mon propos, et sait-on jamais, peut-être faites-vous partie de ces gens
que la seule évocation des amours masculines effraie."
Nelly ne bougea pas d'un cil.
"Sachez seulement que Victor m'a fait naître à moi-même. C'est peut-être une
formule un peu pompeuse - je ne me serais jamais permis de
l'employer dans le manuscrit que vous ai fait parvenir -, mais elle réflète parfaitement ce que
je veux dire. Nous partagions la même curiosité... je pense pouvoir
dire dévorante, pour la littérature, la poésie, les arts en général. On
dit que si certains clichés ont la peau dure, c'est qu'ils ont un fond
de vérité... Bref. Il était l'homme de ma vie. Et il est mort.
- C'est une histoire bien triste, sincèrement, mais que puis-je y faire ?
- C'est simple : reconnaître publiquement que Victor Fromentin est le
véritable auteur de Envers et contre tout.
- Impossible.
- Parce que vous craignez de ruiner votre carrière, ou parce que pour
oublier votre faute, vous vous êtes convaincue au fur et à mesure
des années que vous étiez bien l'auteur de ce livre ?
- Vous n'avez aucune preuve de ce que vous avancez.
- Bien sûr que non. C'est vous qui étiez en possession du manuscrit au
moment de la mort de Victor, et s'il en a fait une copie avant de le déposer chez vous, ce que je pense, elle a brûlé dans
l'incendie. Aucune chance qu'il l'ait laissé à d'autres éditeurs : il
vénérait le travail de la maison où vous travailliez à l'époque, et ce
n'était pas dans ses habitudes de mettre les gens en concurrence. Il
avait par ailleurs coupé tout lien avec le peu de famille qui lui
restait, et s'il ne m'a pas parlé de ce manuscrit, il n'en a parlé à
personne. Vous savez tout cela aussi bien que moi. Sinon, vous n'auriez
jamais pris le risque de le faire publier sous votre nom - ou
plutôt sous votre pseudonyme - quand vous avez appris que Victor était
mort dans cet incendie.
- Votre histoire est... passionnante, très romantique, c'est d'ailleurs ce que je me suis dit à
la lecture de votre manuscrit. Et donc, si je suis bien l'intrigue, vous
êtes venu pour m'accuser du meurtre de votre ami.
- Non. Je veux que vous publiiez mon manuscrit, en mémoire de Victor."
Nelly
savait depuis le début que c'est ce qu'il était venu chercher. Elle
connaissait trop bien les auteurs, quelq qu'ils soient.
"Je ne peux pas le publier ici.
- Que les choses soient claires : il est hors de question que vous
me renvoyiez sur une autre maison. Je veux que vous publiiez mon texte.
- Ecoutez-moi bien, cher monsieur : je n'ai pas pour habitude de céder
aux
pressions. Si je décide de publier un texte, c'est que j'y crois, un
point c'est tout. Et pas question de refiler mes pépites aux confrères. Si je vous dis que je ne peux pas le publier ici, c'est que
je quitte cette maison dans quelques semaines. Je viens de démissionner."


15 août 2006

Episode 10. Mardi 26 juillet. Rien que tous les deux

« Bonjour tout le monde. Ceci est notre dernière réunion avant la
mi-août. Je serai en congé à partir de vendredi soir, pour deux
semaines. Comme d’habitude, je reste joignable sur mon portable en cas
d’urgence. D’abord, un tour des livres de la rentrée. Pour les romans,
tout a été livré. Nous sommes dans les temps par rapport aux
concurrents. Vous savez que nous avons avancé ces livraisons de la
rentrée littéraire pour que la presse puisse travailler bien en amont.
Je ne détaille pas plus, c’était le sujet du dernier séminaire, et on
aura l’occasion d’en reparler. Pour le reste, documents et autres, on
va suivre le compte rendu. Antoine, date de la prochaine réunion
commerciale ?
- Premier niveau A le 29 août, j’ai besoin des éléments le… »
Anna, les yeux dans le vague, crayonnait sur son calepin comme une gamine qui
s’ennuie en classe. Jérémy lui avait fait une surprise. Il était passé
chez elle vendredi soir, comme convenu, mais au lieu de lui proposer
d’aller au restaurant ou de louer un DVD, il lui avait demandé de
préparer des affaires pour le week-end. « On s’en va ? » Il l’avait
regardée les yeux brillants, excité comme un chien fou. « Oui, on s’en
va tous les deux, juste tous les deux, prends ton maillot de bain et ta
nuisette rose, je t’emmène, ma chérie… »
« … c’est un vers d’Apollinaire.
- Alors on va peut-être avoir un problème. Apollinaire est l’un des rares
auteurs français morts sur le front, du coup ses œuvres ne sont pas
tombées dans le domaine public.
- C’est Gallimard ?
- Oui, et ils n’ont pas l’habitude d’être très coopératifs pour ce genre de choses.
- Anna, vous suivez cette affaire avec Thomas ? Et vous me tenez au courant pour les droits.
- Euh… oui, bien sûr. »
Anna s’était brusquement redressée, le rouge aux joues. Depuis l’autre bout
de la table, Emilie lui adressa un imperceptible haussement de sourcil.
Tous les mardis matin se jouait ici, selon l’humeur, la saison et
l’actualité, une comédie ou un drame en un acte. Les acteurs principaux
étaient réunis autour de la table, ceux de moindre importance, les
stagiaires et les retardataires, étaient disposés en retrait, dans un
deuxième cercle plus éloigné du pouvoir. Semaine après semaine, Robert
prenait toujours place au même endroit, sa secrétaire à sa droite,
Catherine, la chef de fabrication, et Antoine, le directeur commercial,
en face de lui. Il entrait en scène quand tous les autres protagonistes
étaient installés, et ouvrait les débats par un « bonjour » dont le ton
pouvait déjà laisser présager l’ambiance de la réunion.
« Voilà, c’est tout pour aujourd’hui, bonnes vacances à ceux qui partent, bon
courage à ceux qui restent ou qui rentrent… et pas de relâche pendant
le mois d’août ! »

Nelly et Robert avaient l’habitude de se
retrouver à la fin de la réunion, pour faire le point et échanger leurs
impressions. Désormais, Robert aurait beaucoup de mal à travailler sans
Nelly. Elle était devenue un soutien indispensable, une oreille
attentive et sûre en même temps qu’une inestimable conseillère. Elle
savait traiter les sujets d’inquiétude avec distance et froideur. S’il
ne l’avait pas connue intimement quand elle était plus jeune, il aurait
pu croire qu’elle n’était que pragmatisme, volonté et solidité.
« Vous faites bien de partir, Robert.
- Hmm… J’ai beaucoup réfléchi avant de prendre ma décision, et je ne vous cache pas que je reste un peu inquiet. »
Nelly se pencha vers lui, les yeux étrécis.
« Robert, je ne suis plus une gamine, s’il arrive quoi que ce soit, je saurai me défendre. »
Elle s’adossa à son fauteuil et prit un air agacé.
« Même si ce type en a appris beaucoup sur nous et sur la maison, il n’a
aucune preuve en ce qui concerne le livre. Le reste est grotesque, vous
le savez aussi bien que moi. Dommage, d’ailleurs, d’un point de vue
strictement romanesque, ça gâche son manuscrit… Bon, et puis il n’a
rien demandé, il veut juste nous emmerder un peu. Nous en avons discuté
mille fois ! Pour moi, l’affaire est close.
- Pour vous, mais pas pour moi. Je ne pars pas tranquille. D’autant moins qu’on ne sait toujours pas de qui il s’agit.
- Peu importe. Je ne me laisserai certainement pas impressionner. Après
tout, je n’ai tué personne… A moins que vous en doutiez ?
- Nelly ! Comment pouvez-vous… ?
- Ca va, Robert, ne montez pas sur vos grands chevaux ! »

Anna et Jérémy avaient pris un train à Saint-Lazare, puis un car de
Beuzeville à Etretat. Jénérmy avait retenu une jolie chambre sur les
hauteurs de la ville, avec vue sur la mer. Pendant deux jours, ils
avaient arpenté les falaises battues par le vent, fumé assis sur les
inconfortables galets d’une petite plage isolée, mangé des fruits de
mer, fait l’amour. Anna se sentait devenue l’héroïne d’un film des
années 70. Elle s’amusait à imaginer les scènes qu’elle vivait filmées
de l’extérieur et projetées sur grand écran. C’était encore plus beau
ainsi.
« Anna ? »
Anna sursauta. Emilie se tenait dans l’embrasure de la porte.
« Ca va ? Tu as l’air complètement à l’ouest.
- Ca va très bien !
- Ah ah. Et on peut savoir pourquoi, ou c’est top secret ?
- Je te le dis si tu évites les commentaires désagréables. »
Emilie leva les mains en signe de protestation.
« Jérémy m’a fait une surprise, il m’a emmenée en week-end en Normandie.
- Ouah la classe ! Anna, je suis vraiment contente pour toi ! Tu sais… je
ne veux pas te juger, c’est juste que je m’inquiète un peu pour toi,
parfois.
- Pas la peine, j’ai une mère pour ça ! Et tout va très bien, vraiment.
- OK. Tant mieux. Dis donc, un week-end en amoureux… Faudrait que je propose ça à Maxime, ça nous sortirait des biberons.
- C’est une super idée »
Anna eut un sourire un peu forcé. Le dimanche soir, Jérémy l’avait
raccompagnée chez elle, mais il l’avait laissée sur le pas de sa porte.
« Mais pourquoi tu es venu, si tu t’en vas ? – Je voulais être sûr que
tu rentres bien, ma princesse. » Il lui avait tendrement caressé les
cheveux et avait déposé un baiser sur ses lèvres, puis il s’était
éclipsé. Sans donner d’explications claires, comme d’habitude. Anna
n’avait pas insisté, de peur de casser la magie du week-end. Elle avait
dîné devant la série policière du dimanche soir, puis elle s’était
endormie en se repassant les moments les plus romantiques de leur film
privé.

Robert sortit du bureau de Nelly les sourcils froncés.
Nelly ne résussissait décidément pas à le convaincre. Il se sentait
aussi mouillé qu’elle dans cette histoire, qui faisait en outre
resurgir à son esprit des souvenirs douloureux. Et si les deux affaires
étaient liées ? Ce livre et son divroce… Non, il ne pouvait croire que
sa fille ou son ex-femme fussent à l’origine du manuscrit, de même
qu’il ne pouvait soupçonner Nelly de meurtre. Il était tout de même
étonnant de voir comment celle-ci se refusait à appeler les choses par
leur nom. Jamais elle ne parlait directement de vol. C’était un peu
comme leur habitude de se vouvoyer : toujours laisser de la distance,
et sauvegarder les apparences.
Anna croisa Robert dans le couloir et remarqua son air soucieux.
Elle n’avait rien tiré des deux livres
écrits par Nelly sous pseudonyme et publiés par Robert,
qu’elle avait
consultés la veille à la BNF, profitant d’une recherche de citations
qu’elle devait faire pour une traduction. Le premier, Envers et contre
tout, lui avait paru très bon, bien qu’un peu daté. Le deuxième en
revanche l’avait vite ennuyée : on n’y retrouvait pas les détails
savoureux et les sonorités qui donnaient à Envers et contre tout toute
sa chair. Pour le reste, les intrigues et les styles des personnages
semblaient assez proches.
Anna pressentait que ce n’était pas dans
ces romans que se trouvait la clé du mystère, mais bien dans l’histoire
de Nelly et de Robert. Or elle ne se sentait plus ni l’envie ni le
courage de fouiller dans leurs vies privées. D’ailleurs, comment s’y
serait-elle prise, et au nom de quoi ? Qu’ils se débrouillent, avec
leur mélodrame et leurs cachotteries ! Elle avait mieux à faire : elle
avait à vivre.

11 août 2006

Episode 9. Simples mortels

Je ne suis pas un être malfaisant. Mes amis diraient de moi que je
suis un agneau qui a mangé sa mère. Pour ma part, je me définis comme
un pur esprit incarné dans un corps malcommode ; or trop d’esprit et
trop peu de corps font souvent peur.
Je suis grand, trop étroit et anguleux. Les femmes aiment mes yeux, mes mains et mon allure, les hommes mes fesses et mes mains. J’ai 44 ans, mais j’en parais dix de moins. Ca m’a valu quelques mésaventures et pas mal d’avantages, dont je n’use qu’avec réticence. Je n’aime pas les faux-semblants. Je n’ai
pas honte de mon âge, de mon corps ou de quoi que ce soit d’autre. Sur certaines choses, simple mortel, je n’ai aucune prise. Je m’en accomode
sans mal. Pour les autres, je veille à ne jamais me laisser aller, en
quête du raffinement le plus poussé. J’accepte ce que je ne peux pas
changer, le reste je le caresse, je le polis, et je l’avale.
J’ai vécu vingt années de ma vie sans connaître la vérité. J’ai commencé par
pleurer mon amour, puis, comme je n’y pouvais plus rien, j’ai serré son
souvenir contre moi, je l’ai caressé, je l’ai poli, et je l’ai avalé.
J’ai continué comme je croyais que je savais faire, comme je croyais
qu’il m’avait appris à faire.
Puis un jour, j’ai su. Et son souvenir est revenu me grignoter les entrailles. Il m’a poussé à fureter, jusqu’à soulever le plus petit grain de poussière. Il a vomi le moindre mot, trouvé les noms, créé les fausses adresses, rédigé les messages. Depuis deux mois, il ne me quitte plus, je m’éveille avec lui et je
m’endors avec lui, sa brûlure me berce et me hérisse tour à tour.
Pourrai-je de nouveau vivre sans lui ?

D’une façon ou d’une autre, cette femme a assassiné mon amour de jeunesse.
Je l’ai appris un soir de printemps, chez des amis.
Les enfants étaient couchés à l’étage, les parents se disputaient une
énième partie de tennis. Une vague relation qui avait été invitée à se
joindre à nous pour le week-end regardait la télévision. Je lui avais à
peine porté attention ; elle ne m’intéressait pas. La soirée était
douce, j’avais envie de goûter à ce moment de solitude. Je décidai de
prendre un livre au hasard dans la bibliothèque plutôt que d’aller
chercher celui que j’avais commencé dans le train, et de m’installer
dans un transat sous le lumignon. Pour une fois, je me sentais d’humeur
sereine, à peine caustique, aussi je ne m’étonnai pas de trouver dans
les premières pages de ce roman une chaleur ronde et familière.
C’est plus tard, à un détail insignifiant, que l’évidence m’a sauté aux yeux.
Et a propulsé des tréfonds de mon intérieur, avec une force hors du
commun, le souvenir enfoui depuis vingt ans.
Cette femme a assassiné mon amour de jeunesse, et il est impossible que je ne puisse plus rien y faire.

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2 août 2006

Episode 8. Vendredi 22 juillet. Envers et contre tout

Brasserie Le Bonaparte, quatorze heures.
Au fond de la salle, un couple d’amoureux se dévore des yeux, les mains jointes au-dessus des assiettes vides. Le garçon murmure quelque chose à la fille, qui rit en renversant la tête. Elle sort de son sac à main un petit portefeuille de cuir marron, en extirpe un billet qu’elle cale sous son verre à pied. Ils se lèvent ; il la tient par la taille.
Alors qu’ils passaient devant le bar, une main leur fit signe.

« Anna !
- Emilie...
- Salut, Jérémy. »
Emilie et Anna se faisaient face, debout devant le comptoir, comme pour une confrontation. En un regard, Anna confirma à Emilie ce qu’elle avait deviné, et Emilie lui répondit par une mise en garde muette, teintée de réprobation.
« Bon, on y va, faut que je retourne bosser ! » lança Anna, préférant couper court. Elle adressa un signe de la main à Emilie et poussa Jérémy vers la sortie. Au bout de la rue, elle le gratifia d’un baiser appuyé, d’un « A ce soir !» plein de promesses, et s’éloigna, le pas léger. Peu lui importait ce que pensait Emilie : elle était heureuse. Maintenant, Jérémy était là pour elle, disponible, tendre. Cet amour comme neuf lui donnait des ailes.

Robert avait une réunion au siège du groupe cet après-midi-là. Il avait emporté du travail dans sa mallette pour pouvoir rentrer directement chez lui ensuite. En cas d’urgence, sa secrétaire l’appelerait sur son portable. De toute façon, la maison tournait au ralenti, plus de la moitié des employés étaient partis en vacances. Il héla un taxi à sa sortie de la tour de bureaux. La fraîcheur de l’habitacle, le contact du cuir, le doux bruit du moteur l’apaisèrent instantanément. Il laissa aller sa tête contre le siège et ferma les yeux un instant.
Ces dernières semaines avaient été nerveusement épuisantes, mais il hésitait encore à prendre ses vacances dans huit jours. Bien sûr, ce serait une façon de signifier au corbeau, comme il l’appelait désormais en son for intérieur, qu’il ne lui faisait pas peur, mais il répugnait à laisser Nelly seule. Tant d’années avaient passé, tant de souffrances aussi, et pourtant il se sentait toujours lié à elle, indéféctiblement. C’était comme s’il avait encore aujourd’hui le devoir de la protéger. Il se rappela une de leurs premières rencontres, son allure de jeune femme. Elle était déjà ronde, mais pas massive, de ce genre de physique dont on croit qu'il s’accorde avec un caractère épanoui, jovial. Nelly, elle, était plutôt austère, et plus cérébrale que volupteuse. C’est ce constraste qui avait d’abord séduit Robert : cette femme était tellement inattendue ! Et puis, ils partageaient une même exigence intellectuelle, une même passion pour leur métier. Pour Robert, ça avait été une révélation : il pouvait donc échanger et discuter ainsi avec une femme, avec sa compagne ! Il était alors marié depuis quinze ans. Son mariage avec Catherine s’était construit sur une entente raisonnée : ils s’étaient rencontrés, ils s’étaient plu. Comme ils étaient du même milieu social et que leurs ambitions se complétaient, ils s’étaient tout naturellement fiancés, puis mariés. Ça aurait pu durer jusqu’à leur mort si Nelly n’avait pas fait irruption dans sa vie. En aurait-il été plus heureux ?
Une série de coups de klaxon tirèrent Robert de ses pensées.
« Nous ne sommes plus très loin, laissez-moi là », demanda-t-il au chauffeur.
Alors que le taxi s’éloignait, le ciel se couvrit d’un coup et des trombes d’eau s’abattirent sur les rues. En un instant, Robert fut complètement trempé.

Au moment où l’averse se déclenchait à l’autre bout de l’arrondissement, Anna était penchée sur le BAT du Malverte, tâchant de répondre de son mieux aux questions du correcteur. Elle fut agacée de voir que celui-ci avait pointé des choix typographiques faits en accord avec le traducteur, et qu’elle avait pris soin de signaler à la fabrication.
Quand elle entendit le fracas des premières gouttes sur les toits de zinc de l’immeuble d’en face, elle releva la tête et regarda tomber la pluie d’un air songeur. Comment en savoir plus sur ce manuscrit sans se compromettre ? Peut-être devrait-elle commencer par faire des recherches sur Nelly… Mais bien sûr ! Comment n’y avait-elle pas pensé plus tôt ? Il suffisait de taper son nom sur Google…
Une petite dizaine de pages correspondaient à la recherche ; la plupart concernaient une homonyme qui travaillait dans le secteur médico-social et s’était engagée en politique. Les autres liens renvoyaient à une interview publiée par un magazine web qu’Anna parcourut rapidement sans y apprendre grand-chose, et à des répertoires professionnels. Une autre référence attira soudain son attention. Elle activa le lien, et une nouvelle page apparut.

TITRE : Envers et contre tout
AUTEUR : Anselme Leverger (Nelly Duval)
EDITEUR : Frantard
PUBLICATION : 10.05.87


Le cœur d’Anna se mit à battre plus vite. Persuadée de tenir une piste, elle se connecta sur le site de la BNF, tapa le nom de l’auteur. Deux occurrences : Envers et contre tout et Pour une vie de labeur, publiés chez le même éditeur à un an d’intervalle. Le nom de Nelly n’apparaissait pas. Anna tenta d’approfondir sa recherche, mais elle ne tombait que sur des listes bibliographiques. Elle décida alors de repartir sur le nom de la maison d’édition, sans grand espoir : il y avait bien trop de réponses pour que ce soit exploitable. Et si elle essayait avec Robert ? Effectivement, les deux noms apparaissaient ensemble sur quelques sites, dont un personnel sur l’histoire de l’édition française. Robert Gandois y était cité comme éditeur chez Frantard, dans les années 80.
Satisfaite, Anna se renversa dans son fauteuil. Cette affaire commençait à devenir vraiment intéressante...

29 juillet 2006

Épisode 7. Mardi 19 juillet. Démons

De : Patricia Demougis
A : Robert Gandois
Date : 18.07.06 - 23h17
Objet : Manuscrit
Cher Robert,
J’espère que vous avez apprécié le manuscrit que je vous ai envoyé. J’ai fait en sorte que l’intrigue tienne le lecteur en haleine, et que les personnages soient le plus crédibles possible. Est-ce réussi ?


« Merde ! » Robert tapa violemment du poing sur la table, empoigna un livre et l’envoya valser contre le mur du fond. Il se leva et commença à faire les cent pas dans la pièce, tout en continuant à cogner du poing dans sa main. Ce mail était en train de faire exploser toute sa retenue habituelle. Quelques années de domestication de ses démons et d’habitudes rangées n’avaient pas suffi à assagir un caractère éruptif. Et dans cette affaire, tout le mettait hors de lui : l’impression amère de ne rien maîtriser, le fait qu’on s’en prenait à Nelly, et l’incompréhension. Qui avait envoyé ce manuscrit puis ce mail en utilisant les noms d’auteurs de la maison ? Pourquoi maintenant ? Et qu’allait-il se passer ensuite ? Il était bien trop tard pour réparer les erreurs du passé…

Anna en comprenait moins encore. La veille après le coup de fil inattendu de Tribaout, elle s’était demandé si elle devait appeler Nelly pour la prévenir, attendre le lendemain matin ou informer Robert. Mais comment justifier cette dernière possibilité, alors qu’elle n’était pas censée avoir entendu leur conversation du matin ? C’était aussi délicat de téléphoner à Nelly : elle la dérangerait pendant son rendez-vous, et laisserait entendre qu’elle connaissait l’importance de ce manuscrit – sans l’avoir encore lu. Elle repensa à cette fois où elle avait vu le manuscrit sur le bureau de Nelly. Si son contenu était si gênant, pourquoi ne l’avait-elle pas enfermé en lieu sûr, ou au moins rangé dans un tiroir ? Nelly n’avait jamais été une femme facile à cerner, mais depuis ces quinze derniers jours elle était encore plus insaisissable. Anna connaissait certaines de ses habitudes de travail et sa façon de se comporter avec les gens de la maison, très différente selon leur utilité supposée et leur place dans la hiérarchie. Elle avait appris à tourner ses demandes et ses questions de façon à ne pas l’énerver, et à lui manifester régulièrement mais discrètement sa révérence et son admiration. Elle s’était habituée à ne rien connaître de la vie de Nelly en dehors de la maison, au point que, comme les écoliers avec leur institutrice, elle s’imaginait presque que le soir Nelly était désactivée et rangée dans un placard.
La veille, assistante efficace et fidèle, Anna avait fini par appeler sa chef. Elle était tombée sur le répondeur et, soulagée, avait laissé un message. « J’ai pensé que ça pouvait être important, qu’il valait mieux que je vous prévienne tout de suite. » Quand Nelly était arrivée ce matin, elle avait dû lui poser la question :
« Vous avez bien eu mon message hier ?
- Oui, bien sûr que je l’ai eu. Il perd la tête, Tribaout. Je l’ai eu son manuscrit, c’est même vous qui l’avez imprimé.
- C’est qu’il avait l’air sûr de lui…
- Et moi je suis sûre de moi ! A partir de maintenant, vous cessez de me parler de ce Tribaout, c’est mon manuscrit, mon histoire, je ne vous ai pas demandé de vous en mêler, que je sache ! »
Anna acceptait de travailler pour Nelly parce qu’elle avait le sentiment de vraiment apprendre le métier avec elle, mais elle ne supportait pas de se faire rabrouer injustement. Sentant monter des larmes de colère et d’impuissance qu’elle savait ne pas pouvoir contrôler, elle s’était enfermée dans les toilettes des hommes le temps de reprendre un visage à peu près normal. Nelly avait tort : Anna était désormais mêlée à cette histoire, bien malgré elle. Elle avait vu la réaction de Nelly à la lecture du manuscrit, elle avait eu Tribaout au téléphone, elle avait entendu la conversation avec Robert… Bien sûr, elle aurait pu s’éclipser dès qu’elle en avait saisi la gravité, mais ça a avait été sa seule défaillance, sa seule indiscrétion, et comment résister ? Elle était humaine, elle était curieuse, et elle aimait être tenue un minimum au courant de ce qui se passait dans la maison. Or non seulement on ne lui faisait pas confiance, mais on se méfiait d’elle : le mail transféré par Nelly pour qu’elle imprime le manuscrit avait été effacé de son ordinateur. Oh, bien sûr, s’il s’agissait de quelque chose de grave, de compromettant, avec des implications personnelles, elle ne s’attendait pas à ce qu’on l’informe au fur et à mesure. Mais ce qui se passait en ce moment exacerbait ce qu’elle ressentait depuis plus longtemps : elle était considérée comme un bon élément, mais un élément mineur. Malgré tout le travail qu’elle fournissait, la « finition » minutieuse des manuscrits, la coordination de toutes les étapes, les relations avec les auteurs, elle n’était qu’un rouage dans la chaîne, si petit et si bien huilé qu’on finissait par oublier que s’il venait à casser, tout serait compromis. Une travailleuse de l’ombre, qui assurait le quotidien et permettait ainsi à ses supérieurs de briller au firmament. Mais la lumière commençait à lui manquer…

20 juillet 2006

Episode 6. Lundi 17 juillet. Orage

Une sonnerie impérieuse résonna au plus profond des rêves d’Anna. Etait-ce le roulement de l’orage ? Le réveil ? Le téléphone ? Elle ouvrit un œil et, reconnaissant la sonnette de la porte d'entrée, bondit hors de son lit et alla regarder à l’œilleton. Evidemment. Elle ouvrit la porte d’un geste rageur.
« Salut, princesse ! »
Jérémy se tenait sur le palier, croissants à la main, sourire ravageur, pose assurée.
« Tu te fous de moi ?
– Euh… non... J’arrive trop tôt ? Je te réveille ?
– Ouais, tu me réveilles, j’ai bien de la chance, d’ailleurs, parce que ça veut dire que j’ai enfin réussi à m’endormir. Je t’ai attendu toute la nuit, putain !
– Oh merde, je suis désolé, hier c’était compliqué, je pouvais pas vraiment passer…
– Et pas vraiment m’appeler ? Et pas vraiment laisser ton portable allumé pour que moi je puisse savoir ce qui se passe ?
– Je peux entrer, on…
– Non. T’as dépassé l’heure limite. »
Anna claqua la porte le plus fort qu’elle put. Elle eut à peine le temps d’apercevoir le visage ébahi et peiné de Jérémy. Casse-toi, casse-toi, sinon je suis capable de te laisser entrer.
« Anna…
– CASSE-TOI ! »
De l’autre côté de la porte, Jérémy hésita un instant, puis, penaud, recula et redescendit lentement l’escalier. C’était la première fois qu’Anna réagissait aussi violemment.

A 8 h 30, Anna franchit la porte cochère de l'immeuble des éditions Duvergne et Maloit. Furieuse et abattue après le départ de Jérémy, elle avait rapidement quitté son appartement et s'était machinalement dirigée vers le métro. Autant aller travailler, ça lui occuperait l'esprit. A cette heure et à ce moment de l'année, l'immeuble était quasiment vide. Arrivée au deuxième étage, elle surprit pourtant les bribes d'une conversation animée. Elle s'approcha sans bruit du bureau de Nelly et resta immobile, l'oreille tendue, incapable de se détourner de ce qui se tramait là.
"Comment pensez-vous qu'il a trouvé tout ça ? demandait Robert d'une voix tendue qu'il essayait d'étouffer.
- Aucune idée. Il n'est venu que quelques fois dans la maison, et je ne l'ai jamais vu traîner seul dans les couloirs. De toute façon ce n'est pas comme ça qu'il aurait réuni toutes ces informations.
- Surtout les plus privées...
- Robert, intervint brusquement Nelly, jamais je n'ai parlé...
- Je sais. Bon, dans l'immédiat on a trois problèmes : un, faut-il informer le groupe ou non, deux, comment contacter Tribaout et que lui dire, trois, empêcher qu'il propose ça à d'autres éditeurs.
-
Vous savez bien que les éditeurs partagent le goût du secret... Même s'ils prétendent donner leurs recettes dans les journaux, ils n'aiment pas étaler leurs petites histoires sur la place publique.
-
Reconnaissez tout de même que ce livre a un vrai potentiel commercial : les dessous de l'édition française façon Paul-Loup Sulitzer !" Une pause, un soupir. "Vous aviez déjà imaginé vous retrouver en personnage de roman ?"
Robert avait pris un ton affectueux, presque tendre. Anna ne l'avait jamais entendu parler comme ça. Elle se sentit soudain gênée de les espionner ainsi - tout en regrettant de ne pas avoir jeté un oeil au fameux manuscrit quand elle l'avait vu sur le bureau de Nelly.
"On reparlera de tout ça dans la journée, les gens vont arriver.
- Oui, mais ne tardons pas Robert, ça va faire deux semaines que je l'ai reçu."

Treize heures. Bistrot Le Bonaparte. Emilie et Anna s'étaient installées à la dernière table libre, entre un groupe de commerciaux suant dans leurs complets-vestons et deux jeunes filles blondes et lisses. C'était l'un des rares bistrots du quartier où on pouvait manger à des prix raisonnables. Comme les plats étaient plutôt bons et le décor classique, on y croisait à la fois les Parisiens chics et guindés qui habitaient l'arrondissement, des employés plus modestes, des étudiants et quelques touristes.
"Maxime n'a pas eu son concours, asséna Emilie sitôt leurs plats commandés.
- Oh merde ! Et ça va, il est pas trop déçu ?
- Ben si, quand même, tu vois, il pensait avoir pas trop mal réussi, même s'il n'avait pas trop bossé, et puis voilà...
- Et il va le retenter ?
- A priori oui. Il a encore droit à un an de chômage et il a trouvé des cours de préparation par correspondance. Mais c'est dur de se dire qu'il faut replonger dedans. Enfin là, on a l'été tranquille.
- Moi j'ai quand même du mal à me dire qu'il profite du chômage encore un an alors qu'il aurait pu bosser beaucoup plus à fond la première année... C'est un peu abusé, je trouve.
-Ouais, mais c'est l'occasion ou jamais, s'il trouve un boulot maintenant, je le connais, il fera rien le soir. En plus on devra tout réorganiser, parce que là c'est lui qui emmène Simon à la crèche et qui va le chercher le soir, et il fait quelques trucs dans la maison. On vit mieux comme ça qu'en bossant tous les deux comme des cons !
- Et les cons, eux, ils doivent se débrouiller pour faire garder leur gamin parce qu'ils bossent pour payer le chômage de Maxime !
- Anna, c'est bon, c'est quoi ce discours ?
- Quoi c'est quoi ? Tu me trouves réac, c'est ça ?
- Bon, laisse tomber, on va pas s'engueuler pour ça. Mais qu'est-ce qu'il y a aujourd'hui ? Tu as l'air toute bizarre depuis ce matin.
- Jérémy m'a encore posé un lapin hier, du coup je l'ai foutu dehors quand il s'est pointé ce matin comme une fleur.
- Décidément, on dit que les femmes sont incompréhensibles, moi parfois c'est les mecs que j'arrive pas à comprendre."

De retour dans la maison, Anna entreprit de classer des dossiers pour faire de la place dans son bureau. Son esprit navigait entre les déféctions de Jérémy auxquelles elle ne savait plus comment réagir et "l'affaire Tribaout" quand son téléphone sonna.
"Allô ?
- Bonjour, c'est Marcel Tribaout !"
Elle resta coite pendant quelques secondes, puis articula péniblement, la gorge sèche :
"Oui ?
- Excusez-moi de vous déranger, mais j'ai essayé de joindre Nelly et ça ne répond pas.
- Euh... oui... Elle est en rendez-vous extérieur aujourd'hui...
- Ah d'accord. Ecoutez, j'ai terminé mon prochain roman ce week-end, et je voulais savoir si je dois vous l'envoyer par la poste ou par Internet.
- Votre dernier roman ?
- Oui, Nelly l'attend.
- Mais... vous ne l'avez pas déjà envoyé ?
- Déjà envoyé ? Mais non voyons, je viens de vous dire que je l'ai fini ce week-end. Anna, vous n'avez pas l'air bien, qu'est-ce qui se passe ?"

15 juillet 2006

Episode 5. Jeudi 13 juillet. Fleurs fânées

Dix-neuf heures. Les bureaux étaient vides. Le soleil cognait encore à travers les vitres, il faisait chaud. Dans le couloir une fenêtre était restée ouverte, on entendait le cri bref et enjoué d'un oiseau d'été. Près de la photocopieuse flottait une légère odeur de nourriture - dans la poubelle, une barquette vide qui avait dû contenir des bouchées à la vapeur ou des nouilles chinoises, vestige du déjeuner. Dans le bureau de l'attachée de presse, les journaux et les magazines étaient rangés par titre ; le tas "publications diverses" allait bientôt s'effondrer. Malgré le papillon scotché contre la paroi du placard, Merci de rapporter les journaux que vous empruntez !, il manquait le Libé du jour et le dernier Télérama. Chaque lundi, les filles pistaient le Elle de la semaine, et tout le monde se plaignait de ne jamais pouvoir lire Livres Hebdo, à moins d'attendre plusieurs semaines qu'il ait enfin fait le tour de la maison. Sur la table à droite de l'entrée étaient exposées les dernières parutions de la maison : quelques titres du mois de mai, et les romans de la rentrée, qu'on avait imprimés quelques mois en avance en espérant que les journalistes les emporteraient en vacances.

Le cri de l'oiseau résonna de nouveau. Robert poursuivit son tour. Il emprunta le couloir, longeant la bibliothèque. Tous ces livres, c'était un peu son oeuvre. Il s'en foutait. Dans la salle de réunion, il ne put s'empêcher de replacer les fauteuils autour de la table. Cette grande affiche sous verre, depuis quand était-elle là ? Qui l'avait choisie à l'époque ? Il ne se souvenait plus. Il lorgna la grosse télé réclamée par Carine, l'éditrice people, et que personne ne regardait jamais. Ecouta les lattes du plancher grincer sous la moquette grise élimée. Au bout du couloir, un petit bureau laid et vide dévolu aux stagiaires et aux signatures. Ensuite le bureau de Carine. Porte grande ouverte, fouillis de magazines, de fleurs fânées, de tasses sales, de paperasses jamais triées. Elle était partie ce soir en vacances, sans même ranger un peu. Robert soupira. Il s'en foutait.

D'habitude il aimait faire le tour de "sa" maison le soir, fouiner un peu, profiter du calme, respirer l'ambiance de la journée, comme si les événements, les sentiments, les paroles restaient pendant quelques heures en suspension dans l'air.  Aujourd'hui il avait hâte de partir à son tour, de fuir la langueur des mois d'été. Que faisait-il ici, à inspecter les couloirs, à renifler ce qui lui échappait ? Il s'en alla.

Cette fois la maison était vide.

Vingt et une heures. Une ombre discrète passa dans les couloirs, tirant derrière elle un chariot hérissé de brosses, balais, seaux, détergents.

Vingt-trois heures. Un ordinateur était resté allumé. L'image hypnothique de l'écran de veille tournoyait dans le vide. Dans sa cuisine, Carine se rappella soudain qu'elle avait laissé sur son bureau le manuscrit qu'elle voulait lire pendant les vacances. Elle alluma une cigarette et se promit d'oublier totalement le travail. Robert éteignit l'halogène de son salon et resta immobile dans le noir. Anna riait, une bière à la main. Catherine bâilla. Antoine alla pisser au fond du jardin de sa toute nouvelle maison de campagne. Emilie dormait. Nelly aussi. Antoine descendit du train.

9 juillet 2006

Épisode 4. Vendredi 7 juillet. Je vous laisse juge

Robert Gandois se levait tous les matins à 5 h 30. Il commençait par faire quelques exercices de gymnastique sur le tapis au pied de son lit, puis il se préparait un café serré dans la pénombre de sa cuisine, savourant le silence des étages et de la cour de l’immeuble. Il buvait son café debout, d’un trait. Après ses ablutions, il choisissait un costume fraîchement repassé dans la penderie, et chaussait ses charentaises – ou ses espadrilles en été. Il s’installait alors dans son bureau, une petite pièce fermée par une double porte vitrée, et dépliait devant lui Le Monde qu’il recevait tous les soirs par porteur. Il consacrait une demi-heure à la lecture des articles qu’il avait repérés la veille. Vers 7 heures, il se préparait un vrai petit déjeuner – toasts, confiture, jambon ou œufs, thé Earl Grey – qu’il mangeait à la table de la cuisine en écoutant les informations de France Culture. À 8 heures il partait travailler.

Il trouva ce matin-là sur son bureau un manuscrit marqué d’un Post-it rose.
Le dernier Tribaout. Je n’ai pas pu aller au bout. Je vous laisse juge. Nelly.
En tant que P-DG il donnait son accord à chacun des projets publiés, mais généralement Nelly arrivait dans son bureau le manuscrit sous le bras, le sourire aux lèvres et les arguments à la bouche. Il n’y avait plus qu’à la laisser parler, et à lui faire confiance. En dix ans de travail en commun, il n’avait refusé que trois manuscrits proposés par Nelly. Il était rare qu’elle lui demande ainsi son avis avant de se décider elle-même. Sur la petite table à côté de son bureau, la pile des manuscrits sélectionnés la veille par les éditeurs et assistantes de la maison attendait sa lecture. Il hésita, consulta sa montre, soupira et se plongea dans le Tribaout.

« Robert, on pourrait se voir dans la journée pour la maquette des polars ?
– Oui, passez donc… à 15 heures dans mon bureau.
– Très bien, je vous apporterai tout le matériel. »
Après avoir raccroché, Antoine entreprit de ranger dans une caisse en plastique les exemplaires des collections concurrentes qu’il avait commandés à la FNAC. Nette dominante de noir et jaune, se dit-il en empilant les bouquins par ordre de taille. Ça manque d’imagination…
À quinze heures précises, Antoine apporta dans le bureau de Robert les sorties couleur des maquettes, la caisse remplie de livres et le comparatif qu’il avait établi. Pour chacune des collections concurrentes, il présenta au P-DG le format, le prix moyen, la charte graphique, l’identité visuelle, la notoriété, les niveaux de vente. Il sortit ensuite de la chemise en carton les essais réalisés par l’atelier Grimon, leur maquettiste habituel.
« Ce n’est pas vraiment concluant… »
Antoine prit une mine contrite :
« Pas vraiment, non. Je crois qu’on a un réel problème sur ces couv, parce que c’est très difficile de faire original, de se démarquer, et en même de rester dans l’identité polar. Si les lecteurs n’identifient pas le genre, on est foutus.
– Mais le format doit aider à construire la maquette. En le réduisant comme on va faire, et ça je crois que c’est une bonne idée, on ne peut pas se contenter de reprendre les thèmes de la collection telle qu’elle est maintenant. Il faut en profiter pour faire complètement neuf, et tant pis si on n’identifie plus la maison, je préfère jouer sur la nouveauté.
– Oui, mais attention, réagit Antoine, on a quand même une petite identité de marque sur cette collection, et surtout on a des auteurs phares, et…
– Oui, des auteurs plus qu’une reconnaissance d’éditeur.
– Peut-être, mais faut-il sacrifier cette notoriété, même si elle est fragile ?
– Oui, sinon on n’arrivera jamais à faire un vrai beau visuel de couv, il ne faut pas s’embourber dans l’existant. Reparlez-en avec Grimon, qu’il nous sorte des choses plus fortes graphiquement et plus originales, avec une vraie identité, une vraie nouveauté. Et laissez-moi les bouquins et votre comparatif, je vais regarder ça de mon côté. »

« On se tire une balle dans le pied ! C’est reparti pour des couv toutes nouvelles, alors qu’il y a deux ans on était censés faire des couv qui restent ! Comment flinguer une collection…
– Mais Antoine, le coupa Carine, l’idée de baisser le format était bonne, commercialement je veux dire, ça se tient, surtout pour du polar.
– Oui, mais j’aurais dû me méfier, me douter qu’ils allaient pas en rester là, et moi j’en ai marre des changements de cap et aussi de bosser avec des gens qui manquent d’imagination.
– Attends, tu lui reproches à la fois de vouloir tout changer et de manquer d’imagination.
– Non, pas Robert, Grimon. Franchement, il se foule pas… Ils sont où les créatifs ?
– Ah, ça ! Où sont les bons créatifs, les vrais éditeurs, les auteurs qui vendent ? Les machines qui font du bon café, les trains qui arrivent à l’heure ?
– On va boire un café, justement ? »
Catherine, la chef de fab, passa sa tête par la porte à ce moment précis.
« Antoine, tu as le chiffre de tirage pour La Folie du rubgy ? C’est aujourd’hui la date limite.
– OK, moi je retourne bosser, à plus ! » lança Carine à Antoine avec un clin d’œil amusé.
Il était 16 h 30, c’était vendredi, dans moins d’une heure la maison serait vide. Carine pourrait enfin se plonger plus sereinement dans le projet de biographie qu’elle avait lancé.

Le soir, Robert rentra chez lui à pied. Il n’acceptait que très rarement des invitations à dîner, qu’elles soient professionnelles ou amicales. Il aimait ce luxe de marcher tranquillement dans les rues de Paris, le nez en l’air, et goûtait ce privilège d’homme célibataire de s’installer tous les soirs à une table réservée dans sa brasserie préférée. Arrivé dans son immeuble, un bel édifice hausmannien à l’angle du boulevard, il récupérait son journal dans la boîte aux lettres et partait aussitôt dîner. En tatônnant au fond de la boîte, il espérait toujours sentir sous ses doigts le papier granuleux d’une enveloppe portant une écriture manuscrite.
Mais ce soir-là, il monta directement chez lui et ferma sa porte à double tour.

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