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Les éditeurs
15 août 2006

Episode 10. Mardi 26 juillet. Rien que tous les deux

« Bonjour tout le monde. Ceci est notre dernière réunion avant la
mi-août. Je serai en congé à partir de vendredi soir, pour deux
semaines. Comme d’habitude, je reste joignable sur mon portable en cas
d’urgence. D’abord, un tour des livres de la rentrée. Pour les romans,
tout a été livré. Nous sommes dans les temps par rapport aux
concurrents. Vous savez que nous avons avancé ces livraisons de la
rentrée littéraire pour que la presse puisse travailler bien en amont.
Je ne détaille pas plus, c’était le sujet du dernier séminaire, et on
aura l’occasion d’en reparler. Pour le reste, documents et autres, on
va suivre le compte rendu. Antoine, date de la prochaine réunion
commerciale ?
- Premier niveau A le 29 août, j’ai besoin des éléments le… »
Anna, les yeux dans le vague, crayonnait sur son calepin comme une gamine qui
s’ennuie en classe. Jérémy lui avait fait une surprise. Il était passé
chez elle vendredi soir, comme convenu, mais au lieu de lui proposer
d’aller au restaurant ou de louer un DVD, il lui avait demandé de
préparer des affaires pour le week-end. « On s’en va ? » Il l’avait
regardée les yeux brillants, excité comme un chien fou. « Oui, on s’en
va tous les deux, juste tous les deux, prends ton maillot de bain et ta
nuisette rose, je t’emmène, ma chérie… »
« … c’est un vers d’Apollinaire.
- Alors on va peut-être avoir un problème. Apollinaire est l’un des rares
auteurs français morts sur le front, du coup ses œuvres ne sont pas
tombées dans le domaine public.
- C’est Gallimard ?
- Oui, et ils n’ont pas l’habitude d’être très coopératifs pour ce genre de choses.
- Anna, vous suivez cette affaire avec Thomas ? Et vous me tenez au courant pour les droits.
- Euh… oui, bien sûr. »
Anna s’était brusquement redressée, le rouge aux joues. Depuis l’autre bout
de la table, Emilie lui adressa un imperceptible haussement de sourcil.
Tous les mardis matin se jouait ici, selon l’humeur, la saison et
l’actualité, une comédie ou un drame en un acte. Les acteurs principaux
étaient réunis autour de la table, ceux de moindre importance, les
stagiaires et les retardataires, étaient disposés en retrait, dans un
deuxième cercle plus éloigné du pouvoir. Semaine après semaine, Robert
prenait toujours place au même endroit, sa secrétaire à sa droite,
Catherine, la chef de fabrication, et Antoine, le directeur commercial,
en face de lui. Il entrait en scène quand tous les autres protagonistes
étaient installés, et ouvrait les débats par un « bonjour » dont le ton
pouvait déjà laisser présager l’ambiance de la réunion.
« Voilà, c’est tout pour aujourd’hui, bonnes vacances à ceux qui partent, bon
courage à ceux qui restent ou qui rentrent… et pas de relâche pendant
le mois d’août ! »

Nelly et Robert avaient l’habitude de se
retrouver à la fin de la réunion, pour faire le point et échanger leurs
impressions. Désormais, Robert aurait beaucoup de mal à travailler sans
Nelly. Elle était devenue un soutien indispensable, une oreille
attentive et sûre en même temps qu’une inestimable conseillère. Elle
savait traiter les sujets d’inquiétude avec distance et froideur. S’il
ne l’avait pas connue intimement quand elle était plus jeune, il aurait
pu croire qu’elle n’était que pragmatisme, volonté et solidité.
« Vous faites bien de partir, Robert.
- Hmm… J’ai beaucoup réfléchi avant de prendre ma décision, et je ne vous cache pas que je reste un peu inquiet. »
Nelly se pencha vers lui, les yeux étrécis.
« Robert, je ne suis plus une gamine, s’il arrive quoi que ce soit, je saurai me défendre. »
Elle s’adossa à son fauteuil et prit un air agacé.
« Même si ce type en a appris beaucoup sur nous et sur la maison, il n’a
aucune preuve en ce qui concerne le livre. Le reste est grotesque, vous
le savez aussi bien que moi. Dommage, d’ailleurs, d’un point de vue
strictement romanesque, ça gâche son manuscrit… Bon, et puis il n’a
rien demandé, il veut juste nous emmerder un peu. Nous en avons discuté
mille fois ! Pour moi, l’affaire est close.
- Pour vous, mais pas pour moi. Je ne pars pas tranquille. D’autant moins qu’on ne sait toujours pas de qui il s’agit.
- Peu importe. Je ne me laisserai certainement pas impressionner. Après
tout, je n’ai tué personne… A moins que vous en doutiez ?
- Nelly ! Comment pouvez-vous… ?
- Ca va, Robert, ne montez pas sur vos grands chevaux ! »

Anna et Jérémy avaient pris un train à Saint-Lazare, puis un car de
Beuzeville à Etretat. Jénérmy avait retenu une jolie chambre sur les
hauteurs de la ville, avec vue sur la mer. Pendant deux jours, ils
avaient arpenté les falaises battues par le vent, fumé assis sur les
inconfortables galets d’une petite plage isolée, mangé des fruits de
mer, fait l’amour. Anna se sentait devenue l’héroïne d’un film des
années 70. Elle s’amusait à imaginer les scènes qu’elle vivait filmées
de l’extérieur et projetées sur grand écran. C’était encore plus beau
ainsi.
« Anna ? »
Anna sursauta. Emilie se tenait dans l’embrasure de la porte.
« Ca va ? Tu as l’air complètement à l’ouest.
- Ca va très bien !
- Ah ah. Et on peut savoir pourquoi, ou c’est top secret ?
- Je te le dis si tu évites les commentaires désagréables. »
Emilie leva les mains en signe de protestation.
« Jérémy m’a fait une surprise, il m’a emmenée en week-end en Normandie.
- Ouah la classe ! Anna, je suis vraiment contente pour toi ! Tu sais… je
ne veux pas te juger, c’est juste que je m’inquiète un peu pour toi,
parfois.
- Pas la peine, j’ai une mère pour ça ! Et tout va très bien, vraiment.
- OK. Tant mieux. Dis donc, un week-end en amoureux… Faudrait que je propose ça à Maxime, ça nous sortirait des biberons.
- C’est une super idée »
Anna eut un sourire un peu forcé. Le dimanche soir, Jérémy l’avait
raccompagnée chez elle, mais il l’avait laissée sur le pas de sa porte.
« Mais pourquoi tu es venu, si tu t’en vas ? – Je voulais être sûr que
tu rentres bien, ma princesse. » Il lui avait tendrement caressé les
cheveux et avait déposé un baiser sur ses lèvres, puis il s’était
éclipsé. Sans donner d’explications claires, comme d’habitude. Anna
n’avait pas insisté, de peur de casser la magie du week-end. Elle avait
dîné devant la série policière du dimanche soir, puis elle s’était
endormie en se repassant les moments les plus romantiques de leur film
privé.

Robert sortit du bureau de Nelly les sourcils froncés.
Nelly ne résussissait décidément pas à le convaincre. Il se sentait
aussi mouillé qu’elle dans cette histoire, qui faisait en outre
resurgir à son esprit des souvenirs douloureux. Et si les deux affaires
étaient liées ? Ce livre et son divroce… Non, il ne pouvait croire que
sa fille ou son ex-femme fussent à l’origine du manuscrit, de même
qu’il ne pouvait soupçonner Nelly de meurtre. Il était tout de même
étonnant de voir comment celle-ci se refusait à appeler les choses par
leur nom. Jamais elle ne parlait directement de vol. C’était un peu
comme leur habitude de se vouvoyer : toujours laisser de la distance,
et sauvegarder les apparences.
Anna croisa Robert dans le couloir et remarqua son air soucieux.
Elle n’avait rien tiré des deux livres
écrits par Nelly sous pseudonyme et publiés par Robert,
qu’elle avait
consultés la veille à la BNF, profitant d’une recherche de citations
qu’elle devait faire pour une traduction. Le premier, Envers et contre
tout, lui avait paru très bon, bien qu’un peu daté. Le deuxième en
revanche l’avait vite ennuyée : on n’y retrouvait pas les détails
savoureux et les sonorités qui donnaient à Envers et contre tout toute
sa chair. Pour le reste, les intrigues et les styles des personnages
semblaient assez proches.
Anna pressentait que ce n’était pas dans
ces romans que se trouvait la clé du mystère, mais bien dans l’histoire
de Nelly et de Robert. Or elle ne se sentait plus ni l’envie ni le
courage de fouiller dans leurs vies privées. D’ailleurs, comment s’y
serait-elle prise, et au nom de quoi ? Qu’ils se débrouillent, avec
leur mélodrame et leurs cachotteries ! Elle avait mieux à faire : elle
avait à vivre.

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Commentaires
L
Nous sommes le dimanche 27 août, il est 23h14, l'épisode 11 est en ligne. Pari tenu !
I
Nous sommes le Jeudi 24 Aout ça fait plus d'une semaine que j'attends la suite. Non de Non qu'est ce qui se passe.<br /> <br /> La Bonne Biz.
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