Episode 8. Vendredi 22 juillet. Envers et contre tout
Brasserie Le Bonaparte, quatorze heures.
Au
fond de la salle, un couple d’amoureux se dévore des yeux, les mains
jointes au-dessus des assiettes vides. Le garçon murmure quelque chose
à la fille, qui rit en renversant la tête. Elle sort de son sac à main
un petit portefeuille de cuir marron, en extirpe un billet qu’elle cale
sous son verre à pied. Ils se lèvent ; il la tient par la taille.
Alors qu’ils passaient devant le bar, une main leur fit signe.
« Anna !
- Emilie...
- Salut, Jérémy. »
Emilie
et Anna se faisaient face, debout devant le comptoir, comme pour une
confrontation. En un regard, Anna confirma à Emilie ce qu’elle avait
deviné, et Emilie lui répondit par une mise en garde muette, teintée de
réprobation.
« Bon, on y va, faut
que je retourne bosser ! » lança Anna, préférant couper court. Elle
adressa un signe de la main à Emilie et poussa Jérémy vers la sortie.
Au bout de la rue, elle le gratifia d’un baiser appuyé, d’un « A ce
soir !» plein de promesses, et s’éloigna, le pas léger. Peu lui
importait ce que pensait Emilie : elle était heureuse. Maintenant,
Jérémy était là pour elle, disponible, tendre. Cet amour comme neuf lui
donnait des ailes.
Robert avait
une réunion au siège du groupe cet après-midi-là. Il avait emporté du
travail dans sa mallette pour pouvoir rentrer directement chez lui
ensuite. En cas d’urgence, sa secrétaire l’appelerait sur son portable.
De toute façon, la maison tournait au ralenti, plus de la moitié des
employés étaient partis en vacances. Il héla un taxi à sa sortie de la
tour de bureaux. La fraîcheur de l’habitacle, le contact du cuir, le
doux bruit du moteur l’apaisèrent instantanément. Il laissa aller sa
tête contre le siège et ferma les yeux un instant.
Ces
dernières semaines avaient été nerveusement épuisantes, mais il
hésitait encore à prendre ses vacances dans huit jours. Bien sûr, ce
serait une façon de signifier au corbeau, comme il l’appelait désormais
en son for intérieur, qu’il ne lui faisait pas peur, mais il répugnait
à laisser Nelly seule. Tant d’années
avaient passé, tant de souffrances aussi, et pourtant il se sentait
toujours lié à elle, indéféctiblement. C’était comme s’il avait encore
aujourd’hui le devoir de la protéger. Il se rappela une de leurs
premières rencontres, son allure de jeune femme. Elle était déjà ronde,
mais pas massive, de ce genre de physique dont on croit qu'il s’accorde
avec un caractère épanoui, jovial. Nelly, elle, était plutôt austère,
et plus cérébrale que volupteuse. C’est ce constraste qui avait d’abord
séduit Robert : cette femme était tellement inattendue ! Et puis, ils
partageaient une même exigence intellectuelle, une même passion pour
leur métier. Pour Robert, ça avait été une révélation : il pouvait donc
échanger et discuter ainsi avec une femme, avec sa compagne ! Il était
alors marié depuis quinze ans. Son mariage avec Catherine s’était
construit sur une entente raisonnée : ils s’étaient rencontrés, ils
s’étaient plu. Comme ils étaient du même milieu social et que leurs
ambitions se complétaient, ils s’étaient tout naturellement fiancés,
puis mariés. Ça aurait pu durer jusqu’à leur mort si Nelly n’avait pas
fait irruption dans sa vie. En aurait-il été plus heureux ?
Une série de coups de klaxon tirèrent Robert de ses pensées.
« Nous ne sommes plus très loin, laissez-moi là », demanda-t-il au chauffeur.
Alors
que le taxi s’éloignait, le ciel se couvrit d’un coup et des trombes
d’eau s’abattirent sur les rues. En un instant, Robert fut complètement
trempé.
Au moment où l’averse
se déclenchait à l’autre bout de l’arrondissement, Anna était penchée
sur le BAT du Malverte, tâchant de répondre de son mieux aux questions
du correcteur. Elle fut agacée de voir que celui-ci avait pointé des
choix typographiques faits en accord avec le traducteur, et qu’elle
avait pris soin de signaler à la fabrication.
Quand
elle entendit le fracas des premières gouttes sur les toits de zinc de
l’immeuble d’en face, elle releva la tête et regarda tomber la pluie
d’un air songeur. Comment en savoir plus sur ce manuscrit sans se
compromettre ? Peut-être devrait-elle commencer par faire des
recherches sur Nelly… Mais bien sûr ! Comment n’y avait-elle pas pensé
plus tôt ? Il suffisait de taper son nom sur Google…
Une
petite dizaine de pages correspondaient à la recherche ; la plupart
concernaient une homonyme qui travaillait dans le secteur médico-social
et s’était engagée en politique. Les autres liens renvoyaient à une
interview publiée par un magazine web qu’Anna parcourut rapidement sans
y apprendre grand-chose, et à des répertoires professionnels. Une autre
référence attira soudain son attention. Elle activa le lien, et une
nouvelle page apparut.
TITRE : Envers et contre tout
AUTEUR : Anselme Leverger (Nelly Duval)
EDITEUR : Frantard
PUBLICATION : 10.05.87
Le
cœur d’Anna se mit à battre plus vite. Persuadée de tenir une piste,
elle se connecta sur le site de la BNF, tapa le nom de l’auteur. Deux
occurrences : Envers et contre tout et Pour une vie de labeur,
publiés chez le même éditeur à un an d’intervalle. Le nom de Nelly
n’apparaissait pas. Anna tenta d’approfondir sa recherche, mais elle ne
tombait que sur des listes bibliographiques. Elle décida alors de
repartir sur le nom de la maison d’édition, sans grand espoir : il y
avait bien trop de réponses pour que ce soit exploitable. Et si elle
essayait avec Robert ? Effectivement, les deux noms apparaissaient
ensemble sur quelques sites, dont un personnel sur l’histoire de
l’édition française. Robert Gandois y était cité comme éditeur chez
Frantard, dans les années 80.
Satisfaite, Anna se renversa dans son fauteuil. Cette affaire commençait à devenir vraiment intéressante...