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Les éditeurs
2 août 2006

Episode 8. Vendredi 22 juillet. Envers et contre tout

Brasserie Le Bonaparte, quatorze heures.
Au fond de la salle, un couple d’amoureux se dévore des yeux, les mains jointes au-dessus des assiettes vides. Le garçon murmure quelque chose à la fille, qui rit en renversant la tête. Elle sort de son sac à main un petit portefeuille de cuir marron, en extirpe un billet qu’elle cale sous son verre à pied. Ils se lèvent ; il la tient par la taille.
Alors qu’ils passaient devant le bar, une main leur fit signe.

« Anna !
- Emilie...
- Salut, Jérémy. »
Emilie et Anna se faisaient face, debout devant le comptoir, comme pour une confrontation. En un regard, Anna confirma à Emilie ce qu’elle avait deviné, et Emilie lui répondit par une mise en garde muette, teintée de réprobation.
« Bon, on y va, faut que je retourne bosser ! » lança Anna, préférant couper court. Elle adressa un signe de la main à Emilie et poussa Jérémy vers la sortie. Au bout de la rue, elle le gratifia d’un baiser appuyé, d’un « A ce soir !» plein de promesses, et s’éloigna, le pas léger. Peu lui importait ce que pensait Emilie : elle était heureuse. Maintenant, Jérémy était là pour elle, disponible, tendre. Cet amour comme neuf lui donnait des ailes.

Robert avait une réunion au siège du groupe cet après-midi-là. Il avait emporté du travail dans sa mallette pour pouvoir rentrer directement chez lui ensuite. En cas d’urgence, sa secrétaire l’appelerait sur son portable. De toute façon, la maison tournait au ralenti, plus de la moitié des employés étaient partis en vacances. Il héla un taxi à sa sortie de la tour de bureaux. La fraîcheur de l’habitacle, le contact du cuir, le doux bruit du moteur l’apaisèrent instantanément. Il laissa aller sa tête contre le siège et ferma les yeux un instant.
Ces dernières semaines avaient été nerveusement épuisantes, mais il hésitait encore à prendre ses vacances dans huit jours. Bien sûr, ce serait une façon de signifier au corbeau, comme il l’appelait désormais en son for intérieur, qu’il ne lui faisait pas peur, mais il répugnait à laisser Nelly seule. Tant d’années avaient passé, tant de souffrances aussi, et pourtant il se sentait toujours lié à elle, indéféctiblement. C’était comme s’il avait encore aujourd’hui le devoir de la protéger. Il se rappela une de leurs premières rencontres, son allure de jeune femme. Elle était déjà ronde, mais pas massive, de ce genre de physique dont on croit qu'il s’accorde avec un caractère épanoui, jovial. Nelly, elle, était plutôt austère, et plus cérébrale que volupteuse. C’est ce constraste qui avait d’abord séduit Robert : cette femme était tellement inattendue ! Et puis, ils partageaient une même exigence intellectuelle, une même passion pour leur métier. Pour Robert, ça avait été une révélation : il pouvait donc échanger et discuter ainsi avec une femme, avec sa compagne ! Il était alors marié depuis quinze ans. Son mariage avec Catherine s’était construit sur une entente raisonnée : ils s’étaient rencontrés, ils s’étaient plu. Comme ils étaient du même milieu social et que leurs ambitions se complétaient, ils s’étaient tout naturellement fiancés, puis mariés. Ça aurait pu durer jusqu’à leur mort si Nelly n’avait pas fait irruption dans sa vie. En aurait-il été plus heureux ?
Une série de coups de klaxon tirèrent Robert de ses pensées.
« Nous ne sommes plus très loin, laissez-moi là », demanda-t-il au chauffeur.
Alors que le taxi s’éloignait, le ciel se couvrit d’un coup et des trombes d’eau s’abattirent sur les rues. En un instant, Robert fut complètement trempé.

Au moment où l’averse se déclenchait à l’autre bout de l’arrondissement, Anna était penchée sur le BAT du Malverte, tâchant de répondre de son mieux aux questions du correcteur. Elle fut agacée de voir que celui-ci avait pointé des choix typographiques faits en accord avec le traducteur, et qu’elle avait pris soin de signaler à la fabrication.
Quand elle entendit le fracas des premières gouttes sur les toits de zinc de l’immeuble d’en face, elle releva la tête et regarda tomber la pluie d’un air songeur. Comment en savoir plus sur ce manuscrit sans se compromettre ? Peut-être devrait-elle commencer par faire des recherches sur Nelly… Mais bien sûr ! Comment n’y avait-elle pas pensé plus tôt ? Il suffisait de taper son nom sur Google…
Une petite dizaine de pages correspondaient à la recherche ; la plupart concernaient une homonyme qui travaillait dans le secteur médico-social et s’était engagée en politique. Les autres liens renvoyaient à une interview publiée par un magazine web qu’Anna parcourut rapidement sans y apprendre grand-chose, et à des répertoires professionnels. Une autre référence attira soudain son attention. Elle activa le lien, et une nouvelle page apparut.

TITRE : Envers et contre tout
AUTEUR : Anselme Leverger (Nelly Duval)
EDITEUR : Frantard
PUBLICATION : 10.05.87


Le cœur d’Anna se mit à battre plus vite. Persuadée de tenir une piste, elle se connecta sur le site de la BNF, tapa le nom de l’auteur. Deux occurrences : Envers et contre tout et Pour une vie de labeur, publiés chez le même éditeur à un an d’intervalle. Le nom de Nelly n’apparaissait pas. Anna tenta d’approfondir sa recherche, mais elle ne tombait que sur des listes bibliographiques. Elle décida alors de repartir sur le nom de la maison d’édition, sans grand espoir : il y avait bien trop de réponses pour que ce soit exploitable. Et si elle essayait avec Robert ? Effectivement, les deux noms apparaissaient ensemble sur quelques sites, dont un personnel sur l’histoire de l’édition française. Robert Gandois y était cité comme éditeur chez Frantard, dans les années 80.
Satisfaite, Anna se renversa dans son fauteuil. Cette affaire commençait à devenir vraiment intéressante...

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