Episode 6. Lundi 17 juillet. Orage
Une
sonnerie impérieuse résonna au plus profond des rêves d’Anna. Etait-ce
le roulement de l’orage ? Le réveil ? Le téléphone ? Elle ouvrit un œil
et, reconnaissant la sonnette de la porte d'entrée, bondit hors de son
lit et alla regarder à l’œilleton. Evidemment. Elle ouvrit la porte
d’un geste rageur.
« Salut, princesse ! »
Jérémy se tenait sur le palier, croissants à la main, sourire ravageur, pose assurée.
« Tu te fous de moi ?
– Euh… non... J’arrive trop tôt ? Je te réveille ?
–
Ouais, tu me réveilles, j’ai bien de la chance, d’ailleurs, parce que
ça veut dire que j’ai enfin réussi à m’endormir. Je t’ai attendu toute
la nuit, putain !
– Oh merde, je suis désolé, hier c’était compliqué, je pouvais pas vraiment passer…
– Et pas vraiment m’appeler ? Et pas vraiment laisser ton portable allumé pour que moi je puisse savoir ce qui se passe ?
– Je peux entrer, on…
– Non. T’as dépassé l’heure limite. »
Anna claqua la porte le plus fort qu’elle put. Elle eut à peine le temps d’apercevoir le visage ébahi et peiné de Jérémy. Casse-toi, casse-toi, sinon je suis capable de te laisser entrer.
« Anna…
– CASSE-TOI ! »
De
l’autre côté de la porte, Jérémy hésita un instant, puis, penaud,
recula et redescendit lentement l’escalier. C’était la première fois
qu’Anna réagissait aussi violemment.
A 8 h 30, Anna franchit
la porte cochère de l'immeuble des éditions Duvergne et Maloit.
Furieuse et abattue après le départ de Jérémy, elle avait rapidement
quitté son appartement et s'était machinalement dirigée vers le métro.
Autant aller travailler, ça lui occuperait l'esprit. A cette heure et à
ce moment de l'année, l'immeuble était quasiment vide. Arrivée au
deuxième étage, elle surprit pourtant les bribes d'une conversation
animée. Elle s'approcha sans bruit du bureau de Nelly et resta
immobile, l'oreille tendue, incapable de se détourner de ce qui se
tramait là.
"Comment pensez-vous qu'il a trouvé tout ça ? demandait Robert d'une voix tendue qu'il essayait d'étouffer.
-
Aucune idée. Il n'est venu que quelques fois dans la maison, et je ne
l'ai jamais vu traîner seul dans les couloirs. De toute façon ce n'est
pas comme ça qu'il aurait réuni toutes ces informations.
- Surtout les plus privées...
- Robert, intervint brusquement Nelly, jamais je n'ai parlé...
-
Je sais. Bon, dans l'immédiat on a trois problèmes : un, faut-il
informer le groupe ou non, deux, comment contacter Tribaout et que lui
dire, trois, empêcher qu'il propose ça à d'autres éditeurs.
- Vous savez bien que les éditeurs partagent le goût du secret... Même
s'ils prétendent donner leurs recettes dans les journaux, ils
n'aiment pas étaler leurs petites histoires sur la place publique.
- Reconnaissez
tout de même que ce livre a un vrai potentiel commercial : les dessous
de l'édition française façon Paul-Loup Sulitzer !" Une pause, un
soupir. "Vous aviez déjà imaginé vous retrouver en personnage de roman
?"
Robert avait pris un ton affectueux, presque tendre. Anna ne
l'avait jamais entendu parler comme ça. Elle se sentit soudain gênée de
les espionner ainsi - tout en regrettant de ne pas avoir jeté un oeil
au fameux manuscrit quand elle l'avait vu sur le bureau de Nelly.
"On reparlera de tout ça dans la journée, les gens vont arriver.
- Oui, mais ne tardons pas Robert, ça va faire deux semaines que je l'ai reçu."
Treize
heures. Bistrot Le Bonaparte. Emilie et Anna s'étaient installées à la
dernière table libre, entre un groupe de commerciaux suant dans leurs
complets-vestons et deux jeunes filles blondes et lisses. C'était l'un
des rares bistrots du quartier où on pouvait manger à des prix
raisonnables. Comme les plats étaient plutôt bons et le décor
classique, on y croisait à la fois les Parisiens chics et guindés qui
habitaient l'arrondissement, des employés plus modestes, des étudiants
et quelques touristes.
"Maxime n'a pas eu son concours, asséna Emilie sitôt leurs plats commandés.
- Oh merde ! Et ça va, il est pas trop déçu ?
- Ben si, quand même, tu vois, il pensait avoir pas trop mal réussi, même s'il n'avait pas trop bossé, et puis voilà...
- Et il va le retenter ?
-
A priori oui. Il a encore droit à un an de chômage et il a trouvé des
cours de préparation par correspondance. Mais c'est dur de se dire
qu'il faut replonger dedans. Enfin là, on a l'été tranquille.
- Moi
j'ai quand même du mal à me dire qu'il profite du chômage encore un an
alors qu'il aurait pu bosser beaucoup plus à fond la première année...
C'est un peu abusé, je trouve.
-Ouais, mais c'est l'occasion ou
jamais, s'il trouve un boulot maintenant, je le connais, il fera rien
le soir. En plus on devra tout réorganiser, parce que là c'est lui qui
emmène Simon à la crèche et qui va le chercher le soir, et il fait
quelques trucs dans la maison. On vit mieux comme ça qu'en bossant tous
les deux comme des cons !
- Et les cons, eux, ils doivent se
débrouiller pour faire garder leur gamin parce qu'ils bossent pour
payer le chômage de Maxime !
- Anna, c'est bon, c'est quoi ce discours ?
- Quoi c'est quoi ? Tu me trouves réac, c'est ça ?
-
Bon, laisse tomber, on va pas s'engueuler pour ça. Mais qu'est-ce qu'il
y a aujourd'hui ? Tu as l'air toute bizarre depuis ce matin.
- Jérémy m'a encore posé un lapin hier, du coup je l'ai foutu dehors quand il s'est pointé ce matin comme une fleur.
- Décidément, on dit que les femmes sont incompréhensibles, moi parfois c'est les mecs que j'arrive pas à comprendre."
De
retour dans la maison, Anna entreprit de classer des dossiers pour
faire de la place dans son bureau. Son esprit navigait entre les
déféctions de Jérémy auxquelles elle ne savait plus comment réagir et
"l'affaire Tribaout" quand son téléphone sonna.
"Allô ?
- Bonjour, c'est Marcel Tribaout !"
Elle resta coite pendant quelques secondes, puis articula péniblement, la gorge sèche :
"Oui ?
- Excusez-moi de vous déranger, mais j'ai essayé de joindre Nelly et ça ne répond pas.
- Euh... oui... Elle est en rendez-vous extérieur aujourd'hui...
-
Ah d'accord. Ecoutez, j'ai terminé mon prochain roman ce week-end, et
je voulais savoir si je dois vous l'envoyer par la poste ou par
Internet.
- Votre dernier roman ?
- Oui, Nelly l'attend.
- Mais... vous ne l'avez pas déjà envoyé ?
-
Déjà envoyé ? Mais non voyons, je viens de vous dire que je l'ai fini
ce week-end. Anna, vous n'avez pas l'air bien, qu'est-ce qui se passe ?"