Épisode 4. Vendredi 7 juillet. Je vous laisse juge
Robert
Gandois se levait tous les matins à 5 h 30. Il commençait par faire
quelques exercices de gymnastique sur le tapis au pied de son lit, puis
il se préparait un café serré dans la pénombre de sa cuisine, savourant
le silence des étages et de la cour de l’immeuble. Il buvait son café
debout, d’un trait. Après ses ablutions, il choisissait un costume
fraîchement repassé dans la penderie, et chaussait ses charentaises –
ou ses espadrilles en été. Il s’installait alors dans son bureau, une
petite pièce fermée par une double porte vitrée, et dépliait devant lui
Le Monde qu’il recevait tous les soirs par porteur. Il consacrait une
demi-heure à la lecture des articles qu’il avait repérés la veille.
Vers 7 heures, il se préparait un vrai petit déjeuner – toasts,
confiture, jambon ou œufs, thé Earl Grey – qu’il mangeait à la table de
la cuisine en écoutant les informations de France Culture. À 8 heures
il partait travailler.
Il trouva ce matin-là sur son bureau un manuscrit marqué d’un Post-it rose.
Le dernier Tribaout. Je n’ai pas pu aller au bout. Je vous laisse juge. Nelly.
En
tant que P-DG il donnait son accord à chacun des projets publiés, mais
généralement Nelly arrivait dans son bureau le manuscrit sous le bras,
le sourire aux lèvres et les arguments à la bouche. Il n’y avait plus
qu’à la laisser parler, et à lui faire confiance. En dix ans de travail
en commun, il n’avait refusé que trois manuscrits proposés par Nelly.
Il était rare qu’elle lui demande ainsi son avis avant de se décider
elle-même. Sur la petite table à côté de son bureau, la pile des
manuscrits sélectionnés la veille par les éditeurs et assistantes de la
maison attendait sa lecture. Il hésita, consulta sa montre, soupira et
se plongea dans le Tribaout.
« Robert, on pourrait se voir dans la journée pour la maquette des polars ?
– Oui, passez donc… à 15 heures dans mon bureau.
– Très bien, je vous apporterai tout le matériel. »
Après
avoir raccroché, Antoine entreprit de ranger dans une caisse en
plastique les exemplaires des collections concurrentes qu’il avait
commandés à la FNAC. Nette dominante de noir et jaune, se dit-il en empilant les bouquins par ordre de taille. Ça manque d’imagination…
À
quinze heures précises, Antoine apporta dans le bureau de Robert les
sorties couleur des maquettes, la caisse remplie de livres et le
comparatif qu’il avait établi. Pour chacune des collections
concurrentes, il présenta au P-DG le format, le prix moyen, la charte
graphique, l’identité visuelle, la notoriété, les niveaux de vente. Il
sortit ensuite de la chemise en carton les essais réalisés par
l’atelier Grimon, leur maquettiste habituel.
« Ce n’est pas vraiment concluant… »
Antoine prit une mine contrite :
«
Pas vraiment, non. Je crois qu’on a un réel problème sur ces couv,
parce que c’est très difficile de faire original, de se démarquer, et
en même de rester dans l’identité polar. Si les lecteurs n’identifient
pas le genre, on est foutus.
– Mais le format doit aider à
construire la maquette. En le réduisant comme on va faire, et ça je
crois que c’est une bonne idée, on ne peut pas se contenter de
reprendre les thèmes de la collection telle qu’elle est maintenant. Il
faut en profiter pour faire complètement neuf, et tant pis si on
n’identifie plus la maison, je préfère jouer sur la nouveauté.
– Oui,
mais attention, réagit Antoine, on a quand même une petite identité de
marque sur cette collection, et surtout on a des auteurs phares, et…
– Oui, des auteurs plus qu’une reconnaissance d’éditeur.
– Peut-être, mais faut-il sacrifier cette notoriété, même si elle est fragile ?
–
Oui, sinon on n’arrivera jamais à faire un vrai beau visuel de couv, il
ne faut pas s’embourber dans l’existant. Reparlez-en avec Grimon, qu’il
nous sorte des choses plus fortes graphiquement et plus originales,
avec une vraie identité, une vraie nouveauté. Et laissez-moi les
bouquins et votre comparatif, je vais regarder ça de mon côté. »
«
On se tire une balle dans le pied ! C’est reparti pour des couv toutes
nouvelles, alors qu’il y a deux ans on était censés faire des couv qui
restent ! Comment flinguer une collection…
– Mais Antoine, le coupa
Carine, l’idée de baisser le format était bonne, commercialement je
veux dire, ça se tient, surtout pour du polar.
– Oui, mais j’aurais
dû me méfier, me douter qu’ils allaient pas en rester là, et moi j’en
ai marre des changements de cap et aussi de bosser avec des gens qui
manquent d’imagination.
– Attends, tu lui reproches à la fois de vouloir tout changer et de manquer d’imagination.
– Non, pas Robert, Grimon. Franchement, il se foule pas… Ils sont où les créatifs ?
–
Ah, ça ! Où sont les bons créatifs, les vrais éditeurs, les auteurs qui
vendent ? Les machines qui font du bon café, les trains qui arrivent à
l’heure ?
– On va boire un café, justement ? »
Catherine, la chef de fab, passa sa tête par la porte à ce moment précis.
« Antoine, tu as le chiffre de tirage pour La Folie du rubgy ? C’est aujourd’hui la date limite.
– OK, moi je retourne bosser, à plus ! » lança Carine à Antoine avec un clin d’œil amusé.
Il était 16 h 30, c’était vendredi, dans moins d’une heure la maison
serait vide. Carine pourrait enfin se plonger plus sereinement dans le
projet de biographie qu’elle avait lancé.
Le soir, Robert
rentra chez lui à pied. Il n’acceptait que très rarement des
invitations à dîner, qu’elles soient professionnelles ou amicales. Il
aimait ce luxe de marcher tranquillement dans les rues de Paris, le nez
en l’air, et goûtait ce privilège d’homme célibataire de s’installer
tous les soirs à une table réservée dans sa brasserie préférée. Arrivé
dans son immeuble, un bel édifice hausmannien à l’angle du boulevard,
il récupérait son journal dans la boîte aux lettres et partait aussitôt
dîner. En tatônnant au fond de la boîte, il espérait toujours sentir
sous ses doigts le papier granuleux d’une enveloppe portant une
écriture manuscrite.
Mais ce soir-là, il monta directement chez lui et ferma sa porte à double tour.